Autour d'un feu

J'ouvre les yeux et frôle la crise cardiaque. Un inconnu vêtu de façon fort étrange dort à quelques pas de moi. Je m'éloigne de lui d'une roulade et me relève dans le même élan, l'épée au clair. Aux abords de mon esprit, je le sens qui se hérisse et gronde, lui aussi surpris. Une première ma foi. Car, si mes sens peuvent être émoussés par la fatigue, les siens sont toujours 100% opérationnels. Cela ne fait que renforcer mon malaise vis-àvis de cet étranger. Mais la peur est vite remplacée par une colère sans borne. Il est venu incognito profiter de mon feu, il s’endort comme si rien n'était près de moi et ne prends même pas la peine de me désarmer, comme si je n'étais qu'une fillette inoffensive. J'aurai limite préférée me réveiller pieds et poings liés! Au moins, il m'aurait fait comprendre que je représentais un danger pour lui, que d'une certaine manière il m'estimait quoi! Mais là! "Pas la peine, elle ne peut rien me faire! Pff, une si petite chose!". J'avance d'un pas vif vers lui et lui mets mon épée sous la gorge en beuglant:

Mon cerveau se vida à l'instant même où cet effronté posa ses lèvres sur les miennes. Je ne sais pas très bien ce que je fis après, tellement j'étais en colère. Je crois que j'ai lâché mon épée que je me suis assise. Le feu, éteint un instant plus tôt brûlait de nouveau. Ah oui, c'est vrai, cet imbécile l'avait rallumé... d'un simple geste de la main. C'était quoi se bordel? Un magicien, sans doute. Un type chelou et libertin, ça en revanche c'était un fait avéré. La rage m'étouffait et me paralysait. L'autre en moi s'agita, hurla, lui aussi en proie à une haine pure et dure. Je suis Win, l'une des pirates les plus redoutées dans l'histoire maritime. J'ai vaincu des ennemis terrifiants dont le quart seulement était humain. J'ai affronté des serpents marins, des tempêtes et des chasseurs de pirate. J'ai déjoué cent fois la mort. Et lui, là, il se prend pour Don Juan, me fais le coup du "je rallume un feu en un claquement de doigt", m'embrasse, et crois qu'il peut en plus se rendormir comme ça? La question ne se pose donc plus: oui, il me prend pour une jeune femme sans défense. Cela a parfois joué en ma faveur, mais je n'ai jamais eu recours à ma condition de femme pour échapper au trépas. Parce que, déjà, une femme pirate était forcément décrétée moins apte qu'un homme pirate. Je n'avais donc pas besoin d'en rajouter en plus. Je me relevai, pleine d'une fureur froide. Ma créature personnelle remonta à la surface, creva ma conscience et émergea totalement, pour la première fois depuis longtemps. Des bandes ténébreuses s'enroulèrent autour de moi et se tendirent à la manière de longs doigts d'ombres vers l'importun, autour duquel elles s'enroulèrent. Elles le soulevèrent du sol, haut, très haut, pendant que ma peau et mes cheveux noircissaient, devenant aussi sombre que les ténèbres qui s'échappaient de moi. Je vis à l'expression de ce crétin qu'il ne s'y attendait pas. Son air suffisant, son assurance, s'étaient brusquement évaporées et, sans avoir le visage déformé par la terreur, ses yeux s'étaient emplis de ce qui ressemblait bien à de la peur. Je souris, un sourire démesurée, d'une oreille à l'autre. Un sourire plein de crocs acérés que je savais d'un blanc d'ivoire.

- ... sans rancune?

Bien sûr, à peine ai-je dis ces mots que je réveille la créature qui dort en moi et la précipite sur ce bouffon qui, en plus de me taper vraiment sur le système, commence un peu à m'inquiéter. Les ténèbres se déploient une nouvelle fois et l'enveloppe. Je ne sais pas trop de quel pouvoir il a usé sur moi ni qui il est et encore moins ce qu'il me veut, mais je ne me laisserai pas faire! Profitant de la diversion, je m'enfuis dans les corridors en ruine du château. J'harmonise mon esprit avec mon environnement et disparais, tout simplement. Quelles que soient ses capacités, il ne pourra pas m'atteindre. Je n'ai plus ni corps, ni âme, je ne suis plus qu'une ombre. Mon compagnon silencieux est à côté de moi, sous sa forme cauchemardesque. Il a apparemment fini de distraire l'autre abruti. Bien, au moins je sais à présent qu'il est facile de le berner. Je traverse les couloirs et plusieurs salles, fantôme sombre parmi les décombres d'une forteresse oubliée. Je dois d'abord mettre le plus de distance possible entre l'imbécile et moi. Ensuite j'aviserai.

Contrôler le temps. Un pouvoir étrange que je ne comprends pas. Je suis pourtant sûre d'une chose concernant ce Jikan: il pense que je ne maîtrise pas mon pouvoir. Une erreur. Je maîtrise parfaitement mon pouvoir. Pour la simple raison qu'il est une partie de moi. Je le contrôle comme je peux contrôler ma respiration ou les battements de mon coeur.
Je demeure seule dans la salle à regarder le feu. Jikan est parti. Tant mieux. Je contemple les flammes un moment puis, d'un simple regard, les éteins. Ce contrôleur de temps s'est également trompé sur mon état frigorifique. Ce n'était que le début d'une transformation. Le froid ne peut presque rien me faire.
Je me lève, m'étire et commence à arpenter les couloirs au hasard. L'ombre tapie en moi murmure et s'agite. Elle déteste Jikan. Moi aussi. Je ne supporte pas son pouvoir, ni sa manière suffisante de m'aborder. Et quand il me prend de court, mon épée me démange. Furieusement.
Je m'adosse soudain à un mur et me mets à réfléchir. Jikan veut de l'aide, mais, par toutes les mers, ce n'est pas moi qui lui en donnerait. Et puis le coup du "je m’intéresse aux humains", je le sens moyen. Grâce à son pouvoir, il a le dessus sur moi. Toujours. Comment inverser cette tendance? Comment battre quelqu'un qui peut remonter plusieurs heures en arrière? Deux solutions s'imposèrent à moi. La première était dangereuse. La seconde totalement folle. Mais les deux pouvaient marcher.
Je ferme les yeux et plonge dans mes ténèbres. Contrairement à ce que semble penser cet énervant personnage temporel, je ne redoute pas de faire face à mes démons. Pour la simple raison que je ne suis que démons. Je suis sombre, impitoyable, redoutable, rebelle, libre. Je ne redoute personne. Vis selon mes propres lois.
L'obscurité répond à mon appel. Celui qui dort en moi me sourit. Je lui rend ce sourire immatériel et cauchemardesque.
- Mon ami, dis-je, veux-tu prendre ta revanche sur cet importun?
Son rire éclate dans ma tête et m'emplis toute entière. Bien entendu qu'il est partant.
Je rebrousse chemin, reviens dans la pièce où je me trouvais un peu plus tôt et prend la direction dans laquelle s'est éloigné Jikan. J'avance longtemps, d'un pas assuré. Je sais qu'il va apparaître devant moi. Il le fait tout le temps. Il viendra.
En effet, au détour d'un couloir, voilà que je tombe sur lui. Il est nonchalamment accoudé à un rebord de fenêtre. Il se tourne vers moi et me sourit. Je lui tire la langue en retour, fais volte face et m'enfuis. Comme une gamine narguant un adulte. Oui, un plan pitoyable. Mais le pire, c'est que ce crétin mord à l'hameçon. J'entends ses pas derrière moi ; ils résonnent sur les murs sales et le plafond en voûte que couvrent des siècles de toiles d'araignées.
L'ombre en moi ricane puis explose. Le couloir ondule, se tord, se fragmente. Les couleurs deviennent étranges: des nuances de mauve, de bleu, d'orange, d'or, de rose, d'argent, de brun se superposent. Je me retourne avec un sourire triomphant. Jikan est là, les yeux écarquillés, la bouche grande ouverte. Bouché bée, c'est le cas de le dire. Il se tient au milieu de ce lieu étrange et ondulant. Ce lieu que mon vieil ami et moi venons de créer. Un lieu illusoire et pourtant bien réel, hors du temps. En fait, cet endroit ignore même le concept de temps et d'espace.

- Qu'est-ce que...

Mon sourire s'élargit. Pour la première fois depuis notre rencontre, Jikan ne termine pas l'une de ses phrases. Il a d'ailleurs l'air profondément choqué. Enfin, plus choqué que les rares personnes que j'ai déjà prises au piège des mirages. Elles ne comprenaient pas, hurlaient, se jetaient sur moi, me suppliaient. Lui il reste pétrifié et... oui!
Mon sourire s'étire encore davantage, bien que je n'aurais pas cru cela possible. C'est de la peur que je vois dans ses yeux. Non, mieux que de la peur: de la terreur à l'état pur. Après, je pense comprendre pourquoi. Jikan n'est pas humain, il l'a dit lui-même. Son existence entière est liée au temps. Aussi, je peux comprendre le choc de se retrouver quelque part où le temps n'existe pas. De se voir déposséder de ce pourquoi on existe, notre essence profonde et irrémédiable. Ce que je viens de faire est cruel. Très cruel. Mais lui montre que, s'il peut manipuler le présent de sorte à toujours me surprendre ou me dominer, moi aussi, je peux le prendre au dépourvu.

- Que pense-tu de ça, monsieur le contrôleur de temps? rigolai-je. Pas mal, hein?
- R-ren... renvois-moi... là d'où l'on vient.
- Quoi, tu n'aime pas? J'avoue que la déco est à désirée, mais je trouve ce lieu reposant.
- S'il-te-plaît, ramènes-moi...

Sa voix est étouffée, tremblante. Son teint est aussi plus pâle que d'ordinaire. Je penche la tête d'un côté et me prend le menton dans une main, en une position pensive. Je hausse même un sourcil, pour appuyer la théâtralité du moment.
Derrière moi je sens le souffle chaud de mon ami. Dans les illusions il n'est plus camouflé en moi. Il se déploie librement, m'entoure de son corps sombre et liquide.

- Win... je t'en pries... peux pas... je peux pas vivre... sans le... temps...

Sur quoi il s'effondre. Merde. Je pensais pas qu'il allait crever. Je m'approche de lui et suis soulagée (enfin pas trop quand même) de voir qu'il respire toujours. Difficilement. Mais il vit.

- Très bien, Jikan. On va faire un pacte tous les deux. Une association si tu préfères. Je t'aide, tu m'aide. Tu n'utilise plus ton pouvoir devant moi. Si jamais j'ai le moindre doute, je t'emprisonne jusqu'à que mort s'en suive ici, compris?

Mon ton est froid, cassant. Le ton d'un assassin, de quelqu'un que la mort à trop souvent loupé et beaucoup trop marqué pour s'émouvoir de l'agonie d'une tierce personne.
Jikan ne répond pas. Peut-être n'en a-t-il pas la force. Mais il acquiesce. Je jubile intérieurement. Je n'avais aucune garantie que se retrouver dans un endroit hors du temps lui fasse perdre ses moyens. Ni qu'il ne puisse vraiment pas utiliser son pouvoir ici. Par exemple, peut-être qu'il aurait pu remonter le temps et arrêter de me poursuivre. Pourtant non. Je le sens. Mon piège gravite autour de lui. Il coupe le flux qui circule entre lui et l'extérieur. En plissant les yeux je peux presque voir l'énergie verdâtre qui souillait son âme. Certainement le pouvoir du temps. Des lambeaux spectrales se déroulent comme des tentacules de pieuvres, cherchant en vain à se ressouder avec leurs moitiés, restées dans la réalité. Je perçois aussi le pouls de Jikan, de plus en plus faible.
J'inspire à fond, et aidée de mon inséparable et ténébreux compagnon, je brise notre illusion. Aussitôt le monde retrouve son ordre et ses couleurs d'origine. Jikan suffoque comme un noyé qu'on aurait remonté à la surface.
Je m'accroupis au-dessus de lui tandis qu'il reprend son souffle.

- Tu sais de quoi je suis capable alors pense simplement à me trahir et je te jure que tu es mort.

Sur quoi je tourne les talons et m'éloigne vivement. Je ne tarde pas à disparaître dans les ombres. Je le sais. Jikan me rejoindra sous peu. Une fois qu'il aura retrouvé des forces, j'entends. En moi, l'ombre sourit. Un sourire victorieux et machiavélique.