La première vue

Je souris en découvrant les ruines. Une des âmes qui ayant rejoint le royaume les avait fait apparaître. Mais, étrangement, ce n'était pas un simple château en ruine, non. J'avais autrefois vu cette même forteresse, sur cette même élévation.

Un hurlement que beaucoup, j'en suis sûr, auraient trouvé terrifiant, retentit. La louve était donc là. Bien. J'allais à sa rencontre, lentement. Pourquoi me priverai-je de l'envie de la faire un peu attendre? Plusieurs minutes plus tard, je me tenais devant elle. Son poil était plus hérissé que ne pouvait l'être un hérisson. Et elle avait l'air franchement furieuse... Tant mieux.

Je haussais un sourcil, même si mon interlocutrice louve ne pouvait pas le voir, à cause de mon capuchon. Je m'étais presque attendu à ce qu'elle m'attaque, au lieu de quoi, elle me faisait la causette. Je dois dire que cela me décevais un peu, m'enfin.

Autant pour moi, la jeune louve avait du répondant. Sa double attaque me surprit un peu. Mais ce n'était qu'une bagatelle pour moi. Je détournais vivement son esprit, l'envoyant dans un recoin sombre, emplit de ténèbres, de sa propre conscience et esquissais simplement un léger pas de côté, juste ce qu'il fallait pour l'éviter. Je ricanai.

Bon, peut-être l'avais-je un tantinet sous-estimé, je le reconnais. Elle brisa mon sort ce qui, même s'il s'agissait d'un sort d'immobilisation plutôt faible (je déteste gaspiller inutilement mon énergie), était déjà pas mal. Plus intéressante que je ne l'avais escompté. Plus puissante aussi. Je demeurai immobile, nullement terrifié (il ne manquerait plus que ça!). Bien sûr qu'elle n'allait pas rester docile. Je souris. Oui, je connaissais une certaine pirate qui avait un peu le même tempérament...

La louve était facile à cerner, là n'était pas le problème. Cependant, elle faisait preuve d'un entêtement tenace. La tuer aurait pu être une solution, mais je n'en avais pas le droit -même si elle l'ignorait totalement. Me battre avec elle ne me mènerait nulle part: j'allais gagner, elle s'énerverait, et m'attaquerait de nouveau. Alors j'optais pour la seule et unique option qu'il me restait. Elle ne m'enchantait pas plus que ça, mais bon. Pour raisonner une bête sauvage, il n'y a qu'un moyen: lui montrer que vous êtes plus fort, plus cruel et plus féroce qu'elle. Elle s'entêtait à m'attaquer mentalement? Très bien, elle l'aurait cherché! Elle était si fière de ces quelques petits massacres? Elle allait être servie!
Je déjouais une autre de ses tentatives mentales et lui envoyais mon esprit à pleine puissance, submergeant le sien et déversait en elle ce que j'avais de plus sombre, de plus noir, de plus horrible. Je sentis qu'elle essayait de se soustraire à cette déferlante de ténèbres, néanmoins il était trop tard: je ne la laisserais pas m'échapper.
Certains pensent que c'est dans les souvenirs, dans la mémoire que se cachent le plus sombre de notre être. Notre passé. Oui, comme cette jeune louve, qui croit que son passé sanglant fait d'elle une créature mauvaise et puissance. Mais ce n'est pas vrai. Le plus noir, le plus inavouable de notre essence ne se trouve pas dans notre passé. Il se trouve dans nos sentiments, dans nos désirs refoulés, dans nos haines prisonnières, dans nos terreurs les plus profondes. Il se trouve surtout en nous, dès le début. La seule différence qui existe alors entre ceux qui font le bien et ceux qui font le mal est celle-ci: les premiers sont naïfs ou fous, ou encore dotés d'une force et d'une volonté hors normes, les seconds ont simplement pris conscience de leur véritable nature. Je suis de ceux-là. J'ai vu ce que j'étais. J'ai éprouvé de la rancœur, de la douleur, de l'envie, de la jalousie, de la peur, du dégoût, de la convoitise, des regrets. J'ai aimé jusqu'à haïr. J'ai désiré jusqu'à ne plus rien vouloir. J'ai regretté jusqu'à oublier. Voilà de quoi se composait mes ténèbres. D'un tourbillon ébène d'émotions secrètes, enfouies au plus profond de moi, pourrissant en mon cœur depuis des siècles et des siècles. Et ça, croyez-moi, c'était assez pour briser n'importe quel sain d'esprit. Se prendre cette tempête houleuse, déchaînée et immatérielle de plein fouet sans y être préparé, c'était ce que je faisais vivre à cette louve têtue.

Je retirais mes ténèbres, troublé. Je ne m'attendais pas à ça. Mais cela confirma un soupçon qui avait germé dès la première fois où j'avais sentis son âme pénétrer dans mon royaume. Une âme froide comme une lame, implacable.

Ce n'était pas vrai. Ou du moins, pas exactement, mais je n'entrerais pas dans les détails. Je voulais sauver le Royaume d'Encre, c'était indéniable. Mais je ne voulais pas le sauver de... cette façon. Cela, je ne le ferai qu'en dernier recours, si je n'avais vraiment plus le choix.