Une pirate perdue au milieu de nulle part

Le paysage ne change pas. Cela doit maintenant faire plusieurs heures que je marche, droit devant moi, mais j'erre toujours dans ce désert d'herbes et de ruines. Quelques collines, de temps à autres, rompent la monotonie des lieux. Je ne suis pas une experte en archéologie, loin de là, mais vu l'état des vestiges de pierre qui ne représentent plus que des amas de blocs de roches couverts de mousse et de lichen ici et là, je pense que plus personne n'habite ici depuis très longtemps. Je m'arrête à un moment, prise d'un vertige. Je n'ai rien avalé depuis mon arrestation, qui remonte mine de rien à au moins trois jours... Je secoue la tête. Je ne suis pas si faible pour défaillir à cause d'un petit manque de nourriture de rien du tout. Je suis Win! La plus redoutée des pirates! Mais mes encouragements intérieurs n’effacent ni ma faim ni mon épuisement. Les éclaircies ont cessées, les nuages sombres sont dorénavant seuls maîtres du ciel. L'air se fait humide. Une rumeur d'orage gronde, au loin. Je grimace. Mes habits ont enfin séchés partiellement! Je soupire. Peut-être aurait-il mieux valu longer la côte. Mon estomac gargouille. J'inspecte les environs d'un oeil acéré. Hélas, l'approche de la tempête a fait fuir les rares lapins qui peuplent ces lieux désolés. Je poursuis ma route. Je finirai bien par arriver quelque part, non de non!

L'orage se rapproche, grondant. Perché sur les ruines d'une tour effondrée, je contemple les immenses landes qui me font face. Très loin, à la limite de l'horizon, une silhouette isolée avance. Le vent se lève soudain, faisant claquer ma cape. Ma solitude prenait fin. Qui que soit cette âme égarée, je ne la laisserai pas m'échapper. Mon coeur, après des siècles d'immobilité, tente timidement un premier battement. Mes lèvres s'étirent dans un sourire. Il est temps d'aller à la rencontre de cet inconnu...

La pluie tombe d'un coup, me trempant jusqu'aux os. Je continue à avancer, un pas après l'autre. Je refuse de m'arrêter. Malgré la faim, la fatigue et le froid qui commence à paralyser mon corps, je poursuis mon errance. Ma démarche est de plus en plus lente. De plus en plus titubante. Mais je tiens bon. Abandonner n'est pas dans ma nature. Mes yeux fouillent le paysage désolé nimbé de brume à la recherche... je ne sais même pas ce que je recherche exactement. La fin des landes? Une habitation? Une indication sur l'endroit où je me trouve? Le vent me fouette impitoyablement, transperçant mes vêtements mouillés, glaçant d'avantage encore mon corps. Des frissons me parcourent, incontrôlables. Je grommelle. Mon entêtement est légendaire, certes, mais je ne suis pas une sotte pour autant. Je me résigne donc à chercher un abri. Une fois au sec, je pourrais aviser. Cependant, au-delà du rideau de pluie et du brouillard, je ne vois rien, rien hormis l'infini continuité des landes et les ruines de pierre qui jaillissent de sa masse verdoyante, comme un récif jaillit de la mer. Je marche encore quelques minutes -ou est-ce des heures?- avant de me figer. On m'observe. Je le sens. Quelque chose est tout près. Je pose ma main sur la garde de mon épée. Le contact gelé du métal est rassurant contre ma peau. Je tente de contrôler les tremblements de mon corps. Je n'y parvins qu'à moitié, mais c'est déjà ça. Je lance un regard à la ronde, essayant de percer l'opacité blanche de la brume et de la pluie mêlée.

- Qui est là? grondé-je, menaçante, d'une voix suffisamment forte pour couvrir le bruit de la pluie et le gémissement du vent.

Intéressant, pensé-je. Je me tiens à quelques mètres de la jeune femme, dissimulé par la pluie et la brume. Grâce à mes yeux particuliers, je peux sans difficultés voir au-delà de l'écran blanchâtre qui me cache au regard de l'intruse. De ce que je peux en voir, elle ne doit être âgée que d'une vingtaine d'années. Mais, malgré sa jeunesse et son air pitoyable, ainsi trempée par l'averse, son regard brûle d'une émotion farouche que je ne parviens pas à identifier. Elle ne possède pour toute arme qu'une épée, à première vue, néanmoins, je devine à sa posture qu'elle est une combattante aguerrie. Je libère mon âme, vint frôler celle de l'intruse. Je veux voir son passé, savoir qui elle est. Alors seulement je me montrerai.

Je tressaille. Quelque chose vient de me frôler. Ce n'est pas une sensation physique, non, c'est plutôt comme... Mon sang se glace, mon coeur s'emballe. J'érige instinctivement une barrière mentale autour de mon esprit. Cela ne peut pas être eux... Ils ne peuvent pas avoir retrouvé ma trace, c'est impossible. Pas ici. Pas maintenant.
Je sonde du regard les alentours, mais tout n'est que trombes d'eau se déversant du ciel de plomb et brume fantomatique. Je ne distingue même plus les landes qui s'étendent pourtant tout autour de moi. Je dégaine mon épée dans un crissement métallique que le ronflement de la pluie couvre en partie. Les gouttes crépitent et grésillent sur ma lame. Ce qui m'observe est sans doute l'auteur de ce contact spirituel. Mais où est cette chose? Je ne distingue rien dans le brouillard. Dans les ténèbres de mon âme, aux frontières de ma conscience il  frémit. Je lui intime doucement de se tenir tranquille. J'attends sous la pluie battante, affichant un air narquois pour ne pas laisser voir à quel point je suis terrifiée. Peu de choses en ce bas monde a le mérite de m'effrayer, mais eux en font partis. Je me campe bien sur mes jambes, prête à subir un nouvel assaut mental ou une attaque physique, déterminée à défendre chèrement ma vie.

Je souris. Cette humaine est bien plus intéressante que ce que je pensais! Elle peut ériger une barrière mentale, rien que ça! Pourtant, si je perçois une once d'aura magique, elle ne sent pas le mage. Une humain basique, qui touche un peu à l'art occulte en somme. Sauf que... Quelque chose chez elle m'intrigue. J'hésite, troublé. Je cerne très facilement les gens, d'ordinaire, mais je n'y arrive pas avec elle. Bien entendu, je pourrais tout à fait briser la ridicule protection spirituelle dont elle s'est entourée, cependant cela ne ferait pas de moi un très bon hôte. Avec la furtivité d'une ombre, je me glisse derrière elle et murmure à son oreille:

Je faillis mourir d'une crise cardiaque en entendant ces mots à mon oreille. Si je n'avais pas eu ma fierté disproportionnée, je crois que j'aurais fait un bon d'un kilomètre en poussant un hurlement digne d'un dieu terrifié. Mais j'ai réussi à simplement sursauter, ce qui, déjà, me fait honte. Je prend sur moi et me retourne lentement, m'écartant dans le même mouvement d'un pas. Un homme, à première vue, et en me basant sur l'intonation de sa voix. Un homme... tout de noir vêtu, drapé dans une longue et ample cape. Un capuchon lui dissimulait la quasi totalité du visage. L'ombre en moi s'agita. L'inconnu paraissait jeune, mais ce n'était qu'une impression. L'aura qui émanait de lui -bon sang, comment n'avais-je pas pu la sentir avant?- était ancienne, très ancienne. La pluie tombait toujours, mais l'homme ne semblait pas s'en émouvoir. Sa cape était trempée, dégoulinante et pourtant cela ne le rendait pas moins menaçant.

Je tendis mon épée entre moi et l'inconnu. Peu de distance nous séparait, aussi ma pointe appuya-t-elle sur sa cape, juste sur son coeur. Une poussée et je l'embrochais. Mais l'homme ne s'en souciait pas. Aucune raideur, aucun tressaillement, même infime trahissant une quelconque appréhension ou nervosité, rien du tout. Au contraire, alors que je ne pouvais même pas distinguer le bas de son visage, noyé dans les ténèbres de sa capuche, j'étais convainque qu'il souriait en ce moment. Je me renfrognais. L'ombre en moi s'agita.

Oho, cette jeune personne avait une touche d'humour qui me plut grandement. "Qui je suis", hum? C'est étrange que tout le monde me pose cette question... Bien qu'en même temps elle soit parfaitement légitime, c'est un fait.